•  Depuis la colline, les lueurs de la cathédrale semblent nous attirer, tels des moustiques appâtés par le rayon d'une torche électrique ou d'une lampe de chevet. Je remplis mes yeux d'admiration puis tourne le dos.

    La fin du rêve

    A partir de ce moment, je vais vous retranscrire toute la conversation que j'ai eu avec Maria. Chacun de ses mots, chacun de mes mots, je me souviens aussi précisément que si nous les avions prononcé la veille. 

    Moi :  "Parfait ! Je peux rentrer chez moi !"

    Cette déclaration ne laisse pas ma compagne indifférente. Elle sursaute puis s'arrache à la contemplation de l'édifice illuminé et se tourne dans ma direction.  Son visage dépeint une surprise totale.

    Maria :  "Quoi ? Mais nous ne sommes pas encore à Saint-Jacques de Compostelle ! Il doit y avoir encore quelques kilomètres à faire avant et... D'ailleurs, tu ne veux pas visiter la ville ? Tu visites chaque lieu où tu te rends !"

     Je me retins de hausser les épaules. Je préfère garder un regard joyeux, réjoui par l'exploit que je viens d'accomplir.

    moi : "Cet endroit ne représente rien pour moi, Maria, Sauf un exceptionnel défi né de mon orgueil. Quand j'ai décidé de passer l'été à voyager, je ne voulais pas être un stupide ado fugueur mais donner un véritable sens à mon aventure."

    Le visage de Maria s'assombrit. A quoi pense son esprit ? Elle ouvre la bouche :

    Maria :  "C'est vrai que tu es athée. Mais alors je ne comprends vraiment pas. Pourquoi venir jusqu'ici si c'est pour repartir sans visiter les lieux ? Juste pour le voyage ? C'est stupide !"

    Je lui avait déjà expliqué plusieurs fois ma réponse à cette question. Néanmoins, elle est sans doute trop abstraite et personnelle pour qu'un autre que moi soit apte à la saisir dans toute sa profondeur.

     Moi :  "Non, cela revêt d'une signification authentique. Pendant des siècles, malgré les dures conditions de leurs époques respectives, les pèlerins de toute l'Europe n'ont jamais cessé d'affluer jusqu'ici. Au péril de leur vie. J'ai souhaité être capable de marcher dans leurs traces. Sans avoir la foi, j'ai voulu prouver que je pouvais moi aussi réaliser cet exploit. Et... Et je l'ai fait !"

    Je marque un instant une pause pour emplir mes poumons de l'air frais espagnol. Je savoure intérieurement ma victoire en songeant à toutes les épreuves qui se sont dressées le long de mon chemin depuis mon départ. Je poursuis :

    Moi :  "Depuis mon départ de Rouen, j'ai vu tant de choses, appris beaucoup, rencontré de nombreuses personnes... J'ai marché sur les routes de France, visité des châteaux, vu des villes que je ne connaissais que par les livres, contemplé des paysages à couper le souffle, gravi des montagnes, enduré la faim, connu la soif, subi le froid... En seulement deux mois, j'ai davantage vécu qu'en quinze ans. C'est comme si... Oui, je crois que j'ai deux naissances. La première, comme tout le monde, quand je suis sorti du ventre de ma mère. Mais je suis né une seconde fois le jour où j'ai quitté le foyer. Je suis devenu une autre personne. Une personne qui décide et capable de prendre soin d'elle-même."

    Après un laïus aussi émouvant, je laisse échapper un faible soupir qui résume tous les sentiments que mon âme éprouve en cet intant.

    Moi : "Je suis ravi d'être venu jusqu'ici, seul, par mes propres moyens. J'ai prouvé ce que je voulais me prouver à moi-même. Je connais à présent ma valeur et je peux rentrer pour utiliser la force que j'ai découverte tout au long de mon voyage dans la vie de tous les jours."

    Maria m'écoute tout le long de mon discours sans m'interrompre une seule fois. Son regard devient cependant humide. Se retient-elle de pleurer ? Elle ouvre la bouche :

    Maria :  "Je comprends. Alors c'est ici que nous nous séparerons..."

    Malgré me sentiments profonds que j'avais pour elle, je ne suis pas triste, même pas choqué. je le sentais venir. Je sentais que notre relation évoluait et qu'elle devenait distante. Même nos baisers et nos caresses avaient perdu de leur fouhue et de leur passion.Je ne m'attendais pas toutefois à une séparation si nette et brutale. Mais si cela devait être ainsi... A Dieu va !

    Moi : " Qu'as-tu l'intention de faire ? Visiter le site ? Et ensuite ?"

    Malgré notre séparation qui s'amorçait, j'essaie de garder encore du temps avec elle, de la retenir un instant de plus avec moi, d'en savoir davantage sur elle. Son visage baigne dans la lumière de la ville et parait incroyablement serein.

    Maria : "Je compte effectivement me rendre jusqu'à cette ville qui rayonne là-bas, ET je vais sûrement y rester plusieurs années."

    Je la fixe avec stupeur. Qu'envisage t-elle ? Dans sa situation, une jeune fille mineure, en fugue, ne peut rester longtemps dans une même ville sans attirer l'attention. A quoi pense t-elle ? Je note cependant son air amusé, cherchant encore à se moquer de moi.

    Maria : " J'ai l'intention de devenir religieuse. Je sais que tu ne comprendras pas. Tu n'y crois pas. Mais pendant notre voyage, je n'ai pas juste senti la présence de Dieu. J'ai entendu l'Appel. Dans mon cœur, j'ai perçu la voix du Christ me soufflant enfin la voie à suivre. Je le sens que c'est ce que je dois faire, que c'est ma place."

    Moi :  " Euh.... "

    Maria : " Depuis que j'ai su l'entendre, tout s'est éclairé. Cette sensation de malaise que j'avais dans les villes, avec ma famille, mes amies, à l'école... Je ne suis pas adaptée à cette société. Je ne veux plus y vivre. Je veux vivre avec Dieu, pleinement avec lui, et loin de l'égoïsme ambiant et de la cruauté qui règnent sur cette terre."

    A cet instant, je ne savais plus penser. Mon esprit entendait ses mots mais les comprenaient à peine. C'était une scène incroyablement surréaliste. J'ai fini par prononcer quelques paroles par réflexe.

    Moi :  "Ah oui... Eh bien, je crois que c'est un projet intéressant."

    D'un sourire moqueur, Maria me donne brusquement une bourrade dans le ventre qui m'obligent à émerger de la torpeur émotionnelle dans laquelle son annonce m'a plongé.

    Maria :  "Alors ? Tu n'as aucune critique ? Tu ne dis pas que c'est stupide ? Tu me déçois ! Moi qui m'attendait à une avanie de reproches ! Tss !"

    J'étais gêné que ma compagne puisse penser cela de moi. Si elle avait réfléchi autant sa décision, je ne m'en serai jamais moqué. Jamais. Par ailleurs, même sur le moment, même si j'étais choqué, j'ai songé malgré tout que ce serait effectivement la meilleure place pour elle.

    Moi :  "Pardon,. Mais non, voyons. Je ne moquerai pas de toi. Si tu as pris une aussi sérieuse décision, c'est que tu as bien réfléchi auparavant et que tes intentions sont pures. Alors ce n'est vraiment pas mon genre de m'en prendre à quelqu'un sur ses croyances. Je suis athée mais respectueux. Cela dit..."

    Cela dit, une idée me tourmentait. Je devais lever l'incertitude au point de risquer autrement la folie.

    Moi : "Je me demande quand même... Qu'est-ce qui t'a amené à faire un tel choix ? C'est un peu étrange d'avoir une relation riche avec un garçon pour décider brusquement de rentrer dans les ordres quand on s'en sépare. Ma question va sans doute être présomptueuse mais... Mais je t'ai dégoûté des hommes ? Il y a quelque chose en moi qui t'a déplu ?"

    Elle a éclaté aussitôt de rire.

    Maria : "Imbécile ! Ma vocation n'a rien à voir avec toi ou de n'importe quel garçon. C'est un choix de vie. Une préférence. Mais si tu veux être rassuré, il n'y a rien en toi, Romain, qui m'ait déplu. Tu es au contraire la personne la plus extraordinaire que j'ai pu rencontrer. La meilleure qui soit ! J'étais vraiment, vraiment, très heureuse avec toi. Nous avons voyagé ensemble, ri ensemble, parlé ensemble, vu des choses ensemble... Tout ce que nous avons vu fait, c'était génial ! Ah ! Je suis la fille la plus heureuse au monde pour t'avoir connu !"

    Encore aujourd’hui, ce compliment ne me réjouit pas. Il continue uniquement de mettre mal à l'aise. Quelque chose ne va pas, je le sens, mais je suis incapable de le comprendre.

    Moi :  "Vraiment ?" 

    Maria : "Assurément !  Tu n'es pas juste quelqu'un de fort et de courageux qui a pris la route. Tu es aussi terriblement honnête, un travailleur infatigable et incroyablement responsable. Mais surtout, pour moi, ta plus belle qualité, c'est que tu es d'une gentillesse infinie et rare. Quoiqu'il arrivait, tu te souciais sans cesse de moi et tu faisais tout pour me protéger, y compris de moi-même. Je n'avais encore jamais connu cela. Tu es... Ah ! Je suis vraiment heureuse d'avoir pu rencontrer une personne aussi exceptionnelle et je ne t'oublierai jamais !"

    Moi : "Maria... Euh... Merci pour tous ces compliments. Mais je ne crois pas être aussi formidable que tu sembles le penser. Enfin..."

    Je me décide à prononcer à mon tour quelques compliments pour lui rendre hommage et lui témoigner de ce que j'ai aimé en elle.

    Moi :  "J'ai moi aussi beaucoup apprécié les moments que nous avons passé ensemble. Tu étais vraiment amusante, mignonne, attachante... Nos conversations sont ce qui me plaisaient le plus. D'abord, j'ai beaucoup appris sur l'Espagne grâce à toi. Mais aussi, tu avais souvent des points de vie très éloignés des miens et c'était formidable de pouvoir en débattre ensemble. J'étais vraiment bien avec toi, Maria, et moi non plus je ne t'oublierai jamais."

    Le visage radieux de Maria s'illumine davantage et m'adresse un sourire tendre. Elle me prend les mains et les place dans les siennes.

    Maria :  "Bientôt, tu rencontreras quelqu'un d'autre. Probablement une fille qui ne me ressemblera pas. Tu désires rejoindre la société, alors elle sera sûrement plus sage et raisonnable que je le suis. Je ne la connais pas mais je sais déjà que qui qu'elle soit, elle sera la fille la plus heureuse au monde, simplement parce qu'elle sera aimée par toi."

    A cet instant, je ne croyais pas ses paroles. pour moi, il ne pouvait y avoir une autre que Maria. Peu à peu, j'ai accepté l'idée d'une nouvelle rencontre qui saurait à nouveau me rendre heureux même si j'ai dû attendre de très longues semaines avant que cette douleur me perçant le cœur se taise enfin. Et puis, un jour, sans que je m'y attende, l'amour est revenu à moi. Merci, ma chérie, d'avoir été là ce jour-là. Je t'aime. 

    Moi : "Tu as peut-être raison. Tu sais, avant de te rencontrer, je ne croyais pas vraiment à l'amour. Mais je sais maintenant que je peux aimer, que c'est une chose vraiment incroyable, fort et génial... Je n'en ai plus peur. Je me sens capable d'avoir une autre histoire si je rencontre un jour une personne qui ait assez d'esprit et de caractère pour me tenir tête. Qui sait ? Elle saura peut-être même elle aussi me mettre à terre !"

    Maria :  "Je vous souhaite d'être heureux tous les deux, toi et cette fille que tu rencontreras bientôt."

    Moi :  "J'espère pouvoir tout faire pour l'être. Mais il y a une promesse que je veux te faire, Maria. Peu importe si je rencontre une autre fille dont je tombe amoureux, demain, ou dans un mois, dans un an, ou dans dix, peu importe si je reste avec elle seulement quelques semaines ou toute ma vie, peu importe tous les moments que je vivrai avec elle, dans mon cœur il restera toujours une place où je conserverai ma vie durant les souvenirs du temps passé ensemble. Tu es mon premier amour, Maria Lacias, et rien ni personne ne saura l'effacer."

    Maria :  "Tu es gentil. Comme toujours. Mais tu m'oublieras. Dès que tu seras avec cette fille, je n'existerai plus."

    Si tu ces lignes, Maria, où que tu puisses te trouver, tu vois que je ne t'ai pas oublié. J'aime celle avec laquelle je suis en couple. Je l'aime plus que tout au monde. Mais malgré la force de cet amour, tu ne t'effaceras pas de ma mémoire. Les souvenirs de nos moments partagés ensemble resteront gravés pour toujours en moi. J'en répète cette promesse que je t'ai adressé un an plus tôt devant Saint-Jacques de Compostelle.

    Soudain, Maria retire brusquement ses mains des miennes. D'un seul coup, on dirait que toute chaleur fuit mon corps. Je me sens gelé comme si c'était l'hiver. Elle recule de plusieurs pas, sans se retourner, et arbore un petit sourire timide.

    Maria :  "Cessons de nous attarder maintenant et reprenons chacun notre route ! Nous avons déjà décidé de notre vie, n'est-ce pas ? Alors tenons-nous y et arrêtons de tergiverser !"

    Sa détermination me procure un sentiment confus que je tente de lui garder d'un air enjoué. En y repensant, j'étais vraiment affreusement pitoyable :

    Moi :  "Euh oui... Tu as raison. Après tout, au moins, je pourrais me vanter d'être un homme ayant eu le grand privilège de déflorer une religieuse ! Ah ah ! Enfin voilà... En tous les cas, Je suis ravi de t'avoir connu, Maria Lacias, et je te souhaite de connaître le meilleur avenir qui soit."

    Maria :  "Pareillement pour toi ! Hasta lavista !"

    Ce sont les derniers mots que j'aurai entendu sortir de sa bouche. Sans autre forme de cérémonie, dans sa hâte habituelle, elle s'est retournée et a dévalé la pente de la colline.

    Ce que j'ai fait ? Rester immobile quelques instants, incapable de bouger, ni même de penser. Finalement, je me suis résolu à reprendre la route. Je devais impérativement le faire avant que la douleur ne s'installe en mon âme. Je ne l'ai pas compris. Je l'ai ressenti. Par instinct. Je me suis tourné et cherché ma route.

    Cette fois-là, je n'ai pas marché pour voyager. Je marchais pour survivre. 

    ~~ Ambulando meus magna erit, superbia magis. ~~


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